Les chevaliers du brise-glace
Un compartiment de deuxième classe, banquettes gris souris rayées de vert pâle. Les deux couples de personnes âgées – soixante-dix ans à peu près – ont commencé à se parler à cinquante kilomètres de l’arrivée à Saint-Lazare. Ce genre de convivialité se déclenche toujours vers Mantes-la-Jolie : avant, on ne serait pas sûr d’avoir à dire jusqu’à Paris ; après, l’enjeu de la conversation deviendrait dérisoire. Les vitres sont tout embuées, on est en plein décembre. Il y a eu sans doute en préambule une remarque sur le chauffage, ou l’affabilité du contrôleur. Et puis très vite ils sont venus à l’essentiel :
— Nous avons fait Venise l’année dernière à Pâques. Très beau, bien sûr, mais trois jours de pluie sur une semaine. Heureusement, la chambre de l’hôtel était très confortable. C’était avec Donatello…
— Ah ! il ne faut jamais aller en Italie à Pâques. En mai, oui, mais avril… Déjà, si vous n’avez pas eu d’aqua alta, vous pouvez dire que vous avez de la chance !
Le premier couple opine docilement du chef. Mais on sent bien qu’ils ne vont pas rester prostrés sous cette chape de condescendance. De fait, la petite dame aux doigts améthystés, sanglée dans son confortable pantalon fuseau noir, a tôt fait de contre-attaquer en imposant le séjour égyptien de trois semaines sans le moindre nuage, bateau-cabine sur le Nil, un guide délicieux, petit déjeuner presque trop copieux. Le monsieur kaki tout laine et tout velours la laisse un peu venir, s’assure de la faille et y enfonce un coin pervers :
— Ah ! vous n’avez pas séjourné au Caire ? Pour moi, toute l’âme de l’Égypte est là…
Dès lors, la compétition s’accélère. L’écart entre la forme – amène, caressante – et le fond – didactique, presque blessant – s’accentue sans vergogne. En cinquante kilomètres ferroviaires, les safaris kenyans montent à l’assaut des tableaux de Saint-Pétersbourg, la plage de Porte-Vecchio à la mi-juin lutte courageusement contre les palmiers de Maurice en janvier. Mais la petite dame noire a du tonus. C’est elle qui porte l’estocade, en tirant de sa ceinture une dague assassine :
— L’année prochaine, nous faisons la Finlande en brise-glace.
Déjà le train s’arrête. Encore auréolée de sa victoire, la chevalière du brise-glace se tourne vers un spectateur muet, témoin de son triomphe :
— Jeune homme, mon mari a des problèmes de dos. Pourriez-vous nous descendre la valise ?